Anne Ancelin Schutzenberger
Quelle
famille n’abrite pas de secrets ? Comment faire la distinction entre ce
qui est du domaine de l’intimité nécessaire à la famille et « un secret de
famille » ?
Le secret de
famille désigne un savoir commun détenu par quelques membres de la famille mais
que l’on ne partage pas avec l’ensemble. Secret vient du latin secretum qui signifie
« séparer », « écarter », « mettre à part ».
Derrière le secret de famille, il y a donc une intention d’exclusion. Il y a
les personnes qui « sont dans le secret », prisonnières du silence,
très souvent par devoir d’obéissance au clan familial, et celles qui n’y sont
pas. Par ailleurs, pour Bruno Clavier, Psychanalyste transgénérationnel,
« un fait privé devient un secret dès qu’il y a symptôme. Ce symptôme
engendre des manifestations physiques ou psychiques qui expriment une
souffrance sur laquelle on ne peut pas mettre de mots.
Ce qui caractérise
le secret de famille, c’est d’une part sa nature : un traumatisme caché de
génération en génération et d’autre part, toute l’énergie mise en œuvre pour
maintenir ledit secret. Quels sont les sujets qui font le plus souvent l’objet
de secrets de famille transmis de générations en générations ? On tait
généralement les sujets pour lesquels nous éprouvons de la honte ou du
déshonneur, les expériences humiliantes ou traumatisantes, sources de blessures
ou de conflits individuels ou familiaux. Parfois, cela concerne la
sexualité : comme la stérilité, l’homosexualité, l’adultère. Le secret
peut être lié aux origines : cela a été longtemps le cas pour l’adoption.
Mais on a aussi longtemps caché la maladie mentale d’un membre de la famille,
les handicaps de tous genres. Les secrets
concernent également les transgressions morales ou juridiques telles : l’abandon
d’enfant, les enfants nés hors mariage, les faillites, le vol, la prison, le
meurtre mais aussi, la pédophilie, le viol, l’inceste. Beaucoup de secrets de
famille sont également en lien avec la mort : enfants morts en bas âge,
infanticides, suicides. La guerre quant à elle, compte également son lot de
secrets de famille…
Les non-dits
partent généralement d’une bonne intention : celle de protéger les
personnes en leur cachant des faits répréhensibles par la société ou la morale,
dont certains membres de la famille ont fait l’objet. L’idée étant d’éviter que l’opprobre
ne soit jeté sur la famille (gare aux ragots), la condamnant à être mise au ban
de la société. L’intention est donc avant tout de protéger non seulement les
siens mais également sa descendance. Ce qui fait l’objet des secrets de famille
peut évoluer en fonction, des périodes de l’histoire, des cultures et de la
société. Des sujets autrefois blâmables, telles les mères célibataires forcent
aujourd’hui l’admiration et sont clairement assumées. A nouvelle époque,
nouveaux tabous et nouveaux secrets. Les non-dits autour des origines se sont aujourd’hui
déplacés vers la Procréation Médicalement Assistée ou l’apparition de la
Gestation pour autrui. Mais les non-dits dépendent également de l’histoire de
la personne et de sa famille. Des situations socialement admises peuvent être
vécues comme dangereuses ou honteuses, replacées dans l’histoire intime de la
famille.
De plus, entretenir
ces non-dits nous met à l’abri (du moins le supposons-nous) de revivre les
émotions et ressentis associés à ces traumatismes.
Mais malgré
la chape de plomb qui repose sur les faits cachés (des réalités qui sont
d’ailleurs souvent moins en cause que la manière dont nous vivons ces
événements) et tous les efforts déployés pour maintenir le secret, les non-dits
finissent bien souvent par transpirer. Le secret suinte. Les attitudes, un
lapsus, parfois même un simple changement de ton, une gêne à l’évocation de
certains sujets, un sentiment de maladresse, une émotion à peine lisible nous
trahissent. Ce qui finit par alerter les enfants qui saisissent (parfois de
manière inconsciente) qu’il y a là un sujet sensible, qui met les adultes en
souffrance, et dont on ne peut pas parler. L’enfant se trouve alors tout à
coup, pris dans une espèce de conflit de loyauté, troublé par rapport à ses
propres ressentis. Il ressent qu’on lui cache des choses, mais essaye de se
convaincre du contraire car il doit pouvoir s’appuyer sur des parents fiables
qui en aucun cas ne pourraient lui mentir ou lui dissimuler des choses ;
encore moins oser imaginer qu’ils n’aient pas eu une conduite irréprochable.
Face à ces non-dits, ne sachant comment les interpréter, il pourra parfois s’imaginer
qu’il est responsable de leur souffrance
et développer une forme de culpabilité. C’est en cela que le secret de famille
est toxique : il autorise toutes sortes d’élucubrations. De même, il peut
entrainer une perte de confiance envers les adultes en général et envers
l’enfant lui-même. Cela est particulièrement vrai lorsque les adultes lui
renvoient le fait que les choses ne sont pas telles qu’il les a vues ou
entendues. Qui croire alors ? Doit-il faire confiance en ses propres
ressentis ou aux propos véhiculés par les adultes ?
Quoi qu’il en soit, les enfants sont des caisses de
résonnance. Ils finissent donc toujours par réagir à ce qu’ils pressentent, même
s’ils ne savent pas vraiment de quoi il s’agit ; Certains allant même
jusqu’à développer des symptômes physiques ou psychiques : cauchemars,
colères, troubles de l’apprentissage, maladies, accidents etc, parfois à des
dates répétitives marquantes en réponse au malaise psychique qu’ils pressentent
chez les parents. Tous ces symptômes, ces conduites pathologiques n’étant au
fond que des tentatives –inadaptées-, selon Claude Nachin, Psychiatre et
Psychanalyste pour soigner leurs parents et mettre un terme au drame familial.
Et tant que
le secret n’est pas révélé et que des mots ne sont pas clairement exprimés sur
le contenu du malaise, nos sommes condamnés à le transmettre à notre insu, aux
générations suivantes, même si on ne sait pas toujours exactement ce que l’on
transmet. Car là est bien le problème… De génération en génération, le secret
ne va pas se transmettre de la même
manière. La première génération, celle qui est à l’origine du secret, est
partagée entre le désir de taire l’innommable et le besoin de se confier, de
révéler. C’est cette attitude ambivalente qui va parasiter les relations et
embrouiller les enfants. A la seconde génération, on ignore le contenu du
secret. On n’est donc pas en capacité d’en parler. Ce qui ne nous empêche pas de
pressentir un malaise et d’entrevoir une zone d’ombre dans l’histoire
familiale. Partagé entre cette intuition et le déni, l’enfant va alors, en
réponse à cette ambivalence, développer des symptômes plus ou moins graves. A
la troisième génération, le secret devient encore plus destructeur car il passe
maintenant, de quelque chose que l’on ne peut « nommer » à quelque
chose que l’on n’est plus en capacité de « penser ». Pour autant, le
secret continue à faire son travail de sape, la personne pouvant même être
traversée par des pensées ou ressentir des émotions en lien avec une situation
dont elle ignore tout de son contenu. Le secret va alors transpirer sous la
forme de problèmes psychologiques parfois graves. Par conséquent, l’hypothèse
selon laquelle le temps apaise les blessures occasionnées par les non-dits et
secrets de famille ne peut être validée car comme on le voit, les effets
continuent à perdurer au-delà de la troisième génération.
Faut-il
alors, pour mettre un terme à la transmission, briser la loi du silence ? Oui,
dirait Anne Ancelin-Schutzenberger, psychothérapeute, car ce que nos aïeux ont
tu « pour notre bien », laisse dans nos vies des « sacs de
nœuds » qui nous empêchent d’avancer ; le maintien du secret étant
plus dévastateur que sa révélation. Ce n’est pas parce que l’on n’a pas accès à
ces tranches de vies passées qu’elles sont sans conséquences sur nos vies et
nos choix présents. Nous continuons en effet, à être « agis par une
logique qui nous échappe » ; ce qui se traduit parfois par des choix incompréhensibles
: amoureux, professionnels ou autres, et qui peuvent même se révéler toxiques.
Briser la
loi du silence, oui, mais attention à la manière dont cette révélation peut se
faire. Jusqu’à maintenant, il existait une espèce d’ordre familial constitué
autour de cette omerta, il faut donc imaginer les bouleversements que de telles
révélations peuvent engendrer. Serge Tisseron, Psychiatre et Psychanalyste
nuancerait toutefois ce propos : « Les gens ont tendance à retarder sans
cesse ce moment de la confidence, persuadés que cela va provoquer un choc chez
l’autre. Or, le plus souvent, c’est bien l’inverse qui se produit : il est
soulagé. ». L’effet immédiat sera en effet, de pouvoir enfin mettre un
terme aux pressentiments flous et aux élucubrations, voire culpabilisations
associées. Cet apaisement vaut pour celui qui est l’auteur de cette révélation,
(même si le passage à l’acte ne doit pas être mu par le seul désir de se soulager),
mais également pour les personnes qui ont « subi » ce secret.
Dans le
doute, mieux vaut prendre quelques précautions pour ne pas faire tout exploser.
Dans l’idéal, pour ne pas risquer d’être complètement débordé par l’émotion au
moment de révéler ce secret, il est préférable de le confier préalablement à un
tiers en qui l’on a confiance. Il peut s’agir d’un psy ou toute autre personne
à même de recevoir sans jugement cette confidence. Si plusieurs personnes sont
concernées par ce secret, il est important qu’elles soient présentes lors de la
révélation. Ou si ce n’est pas possible, qu’elle vous délivre leur accord pour
que cette déclaration soit faite. Par ailleurs, si cette révélation s’adresse à
plusieurs personnes, il est important qu’elle soit faite simultanément sans
quoi, chacun aura à son tour l’impression d’être dépositaire d’une partie du
fardeau.
Et
ensuite ? La révélation est une première étape. Mais elle se révèle
parfois insuffisante pour la guérison des symptômes dont la personne est porteuse.
Une deuxième étape est importante. Elle consiste avec l’aide d’un thérapeute à
identifier les symptômes qu’elle s’est fabriqués pour d’autres dont elle a pris
en charge le secret. Elle pourra alors déposer ce fardeau et rendre à sa lignée
ce qui lui appartient afin de pouvoir utiliser ses propres ressources
intérieures. Elle pourra, à partir de là, mener sa propre vie et reprendre son
destin en mains. Si cette révélation réinterroge son identité en profondeur, un
travail d’accompagnement sera nécessaire pour réécrire et se réapproprier
progressivement son histoire.
Briser la
loi du silence pour que, passées les éventuelles perturbations dans les
relations, les choses reprennent enfin leur place, rompant définitivement le
cycle du non-dit et ses conséquences dévastatrices.
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« Aïemes aïeux » - Anne Ancelin-Schutzenberger – Mais 2015 (16è édition revue
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« Cesenfants malades de leurs parents » - Anne Ancelin-Schutzenberger et
Ghislain Devroede – Octobre 2005 (Edition revue et augmentée) - Petite
Bibliothèque Payot – 239 p – 7,70 €
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« Selibérer du destin familial : devenir soi-même grâce à lapsycho-généalogie » - Elisabeth Horowitz – Avril 2000 – Dervy – 314 p –
19,27 €
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« Lesfantômes du passé : comment les deuils familiaux influencent notrevie » - Elisabeth Horowitz – Mars 2005 – Dervy – 299 p – 21,30 €
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cinéma :
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« Festen »
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« Unété à Osage Country » (Avec Meryl Streep et Julia Roberts) en 2013
“Festen”, le film exemplaire de Thomas Vinterberg, illustre à merveille ce qui définit un secret de famille
Et bien
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Patricia Cattaneo
Conseillère Conjugale et Familiale à Grenoble
06 14 76 05 48
Conseillère Conjugale et Familiale à Grenoble
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cattaneo.patricia@gmail.com